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Le blog de Lise Bouvet

– Les César 2020 consacrent l’extraordinaire impunité de Roman Polanski

« Les César 2020 consacrent l’extraordinaire impunité de Roman Polanski »

Lise Bouvet et Yael Mellul

publié le 28/02/2020 par L’EXPRESS

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« L’impunité repose sur une conception de l’artiste démiurge et d’un public passif », estiment Yael Mellul et Lise Bouvet, coautrices de Intouchables ? People, Justice et impunité, ouvrage dédié notamment aux affaires Polanski, Cantat, DSK et Tron.

Juriste et ex-avocate, Yael Mellul est coordinatrice juridique du pôle d’aide aux victimes de violences du centre Monceau. Politiste et philosophe de formation, Lise Bouvet est traductrice de textes féministes anglophones et autrice.

 

« À ce jour, le cinéaste Roman Polanski est accusé de viols et d’agressions sexuelles par 12 femmes, notamment alors qu’elles étaient mineures. Le réalisateur a reconnu avoir drogué puis violé l’une d’entre elles, une jeune fille âgée de 13 ans en Californie, puis a fui la justice.

Il a ensuite tourné librement de nombreux films, reçu tous les grands honneurs et récompenses de sa profession, ainsi que le soutien de la quasi-totalité de l’establishment, pouvoirs publics compris, au point qu’il a obtenu les financements pour tourner en 2019 un film sur le capitaine Dreyfus, dont il prétend – par un renversement qui laisse pantois – que leurs destins sont similaires. Ce film a obtenu 12 nominations aux César, c’est-à-dire autant que le nombre de femmes accusant le réalisateur de « J’accuse ».

Les individus « doués » sont comme tous les autres citoyens devant la loi

De ceci, on tirera comme premier constat l’échec spectaculaire de la justice, dont l’incapacité à inquiéter un homme accusé par 12 femmes pour des faits de viols pédocriminels est particulièrement préoccupante. Ensuite, on pourra s’étonner des interminables refrains du choeur des défenseurs de Polanski, qui s’offusquent notamment que des féministes ou des citoyens lambda soient choqués des honneurs et nominations accordées à un pédocriminel.

« Les amis de Polanski » nous disent, entre autres, qu’il n’est pas un justiciable ordinaire car c’est un auteur accompli, un grand artiste, créateur d’une oeuvre sublime. On peut tout d’abord relever un lien logique suspect entre son talent (qui est indéniable) et le rapport de ce dernier avec la justice criminelle. A écouter ces gens-là, ce talent aurait pour conséquence qu’il serait hors de question de porter un quelconque jugement sur sa consécration ni qu’il perde une journée de plus de sa vie en prison. Mais qui décide de cette utilité sociale extra-ordinaire ?

Prenons un exemple particulièrement saillant en ce moment : en plein mois de février, quand nous avons froid et que notre chaudière tombe en panne, qui peut se passer d’un bon plombier-chauffagiste ? Nous serions sûrement très fâchées que notre excellent chauffagiste, lui aussi nommé Roman Polanski, aille en prison pour le viol d’une jeune fille de 13 ans précisément en plein hiver, mais la loi est ainsi faite en démocratie que même les professionnels exceptionnels et indispensables sont comme tous les autres citoyens, passibles des mêmes peines pour les mêmes crimes.

Nous vivons dans un régime politique où les artistes, aussi doués soient-ils, sont des citoyens et des justiciables comme les autres. Nous entendons bien que les fans de Polanski ne peuvent se passer des plaisirs que son talent leur procure. Cependant, seule la justice en tant qu’institution indépendante peut dire si Roman Polanski doit passer un jour de plus de sa vie en prison. Et à partir du moment où il a fui le tribunal légitime à le juger et qu’on nous demande notre assentiment et notre audience, il est de notre liberté, en tant que public, de l’accorder ou de la refuser.

Statut touchant au sacré

Allons plus loin : les défenseurs de Polanski nous opposeraient alors qu’il serait en effet regrettable que notre plombier compétent soit embêté par la justice au moment de la panne de notre chaudière alors qu’il fait très froid, mais que nous serions, certes malgré quelques difficultés, dans la possibilité de trouver un autre professionnel compétent que le plombier Roman Polanski, alors que personne d’autre dans le monde ne fait des films comme Roman Polanski le cinéaste.

De fait, ils marquent un point : en effet, on peut dire que la particularité de l’artiste – ici d’un réalisateur doué – c’est que, contrairement au cordonnier ou au boulanger, il produit une oeuvre unique. On touche ici à des notions discutables et discutées de théorie de l’art : dans notre société capitaliste et industrielle, l’artiste est considéré comme exceptionnel parce qu’il crée quelque chose de non reproductible et hors valeur marchande fixe, un objet en contradiction totale avec tous les autres, qui serait susceptible de lui donner un statut touchant au sacré.

Il nous faut donc remettre en cause le lien sous-jacent entre le statut de l’oeuvre d’art et celui de l’artiste, notamment toute une mythologie romantique encore prégnante en France, qui opère une transsubstantiation entre le caractère de l’oeuvre et le statut de l’artiste, qui tel un dieu, crée quelque chose d’inouï à partir de la seule puissance de son esprit.

Si ces êtres sont au niveau des dieux, alors ils échappent aux jugements des hommes, voilà l’impensé fondamental des défenseurs de Polanski, gardiens de leurs castes sociales et de ses corollaires impunités.

Les artistes, nouvelle aristocratie intouchable ?

En contradiction totale avec nos valeurs démocratiques, les artistes sont devenus la nouvelle aristocratie au-dessus des lois. Non seulement, en consacrant les uns au détriment des autres on abdique la communauté des citoyens et l’on dit qu’il y a des valeurs supérieures à la vie humaine, mais on comprend désormais en quoi consiste l’interdit de le juger dont on nous somme : le talent exceptionnel de cet homme devrait pouvoir se transcrire dans un statut politique dérogatoire qui se résume en un mot, celui d’intouchable.

On fera remarquer avec ironie que « les amis de Polanski » se disent souvent de gauche, alors qu’ils portent la vision féodale d’une société où le talent et le statut des uns leur accorderaient des droits particuliers sur les autres, a fortiori des personnes mineures.

Position d’autant plus fragile quand on a compris que les demandes d’exceptionnalisme dont devrait bénéficier le cinéaste Roman Polanski ne reposent finalement que sur des conceptions discutées comme discutables de théories de l’art. Et après tout, les adorateurs de Polanski ont bien le droit de s’attacher à une théorie particulière que nous ne partageons pas.

Roman Polanski a strictement le droit de faire ce qu’il veut, puisqu’il est libre en France. Mais à partir du moment où il fait des films que le public est invité à aller voir, il faut accepter que ce public ou une partie de celui-ci s’y refuse, et l’exprime, a fortiori lorsque Polanski se voit consacré par des prix ou des nominations.

Le grand impensé aussi, ici, c’est que le public, ce sont aussi celles et ceux qui pensent que son talent ne peut suffire à lever le malaise de sa consécration, en particulier après #metoo. C’est à nous que l’on demande d’aller voir et applaudir les films de Polanski, notamment lors de la cérémonie des César. Mais personne n’a à suivre une quelconque injonction de se taire ou d’oublier face à un homme qui a reconnu avoir violé une jeune adolescente, et qui est accusé de faits similaires par 11 autres femmes.

Libre à l’Académie des César de consacrer Polanski, mais libre également à nous d’appeler au boycott et de manifester notre désaccord lors de cette cérémonie. L’impunité ici repose en grande partie sur une conception non seulement de l’artiste démiurge, mais d’un public passif et docile dans sa réception d’une oeuvre. Comme par hasard, ces qualités recouvrent les valeurs traditionnellement associées respectivement au masculin et au féminin… On voit là qu’on se trouve en plein dans une pensée religieuse et réactionnaire, paradoxalement portée par des gens de gauche.
Conception archaïque de la création artistique

Autre élément de défense que l’on entend ad nauseam : l’injonction de séparer « l’homme » et « l’artiste ». Mais comment cela serait-il possible ? Par quel miracle ? La création artistique est un acte complexe et hautement personnel : quand Polanski se met à réaliser, il n’y a pas un autre Polanski qui arrive pour faire des films puis s’en va pour laisser place à « l’homme », c’est profondément absurde.

Cette injonction à une séparation illusoire relève d’un autre angle mort conceptuel, qui repose selon nous sur un tabou social induit par une conception archaïque de la création artistique. Le présupposé ici, c’est Kalos Kagathos, notre pilier de la pensée grecque selon lequel le Bien et le Beau seraient indissociablement liés, ce qui empêche en effet d’imaginer qu’on puisse être à la fois un agresseur sexuel et un grand cinéaste.

Mais cela fait longtemps que l’art est devenu amoral dans nos sociétés et que nous savons que la capacité de création artistique n’est aucunement antithétique d’actes de violences sexuelles, notamment sur des mineures, comme les cas récents de David Hamilton ou Gabriel Matzneff l’ont montré.

Il est donc urgent de laisser la création et le talent là où ils sont, pour ce qu’ils sont, l’art ayant autre chose à offrir au monde qu’un système de défense de violeurs pédocriminels. »

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Cette entrée a été publiée le 2 mars 2020 par dans Impunité, Pédocriminalité, Polanski, Viol.

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