Lise's B.

Le blog de Lise Bouvet

– « À propos de l’impunité des artistes criminels, réflexions autour du cas de Roman Polanski en France. »

Voici le texte de mon intervention à l’Université des femmes (Bruxelles), fin janvier 2019, dans le cadre du Séminaire International d’Études Féministes (SIEF) «Violences et oppression des femmes : stratégies des institutions et revendications féministes ». Il sera publié en décembre 2020 dans la revue « Pensées féministes ». J’intervenais aux côtés de Patrizia Romito, autrice de l’ouvrage « Un silence de Mortes ». Ce texte reprend à la fois mon intervention à Manchester à la conférence internationale féministe (FILIA) et celle donnée en novembre 2018 au GODF.

« À propos de l’impunité des artistes criminels, réflexions autour du cas de Roman Polanski en France. »

Lise Bouvet, intervention du 31 janvier 2019, Université des Femmes de Bruxelles.

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Co-autrice de  Intouchables, People, Justice et Impunité (Éditions Balland, 2018), Lise Bouvet est diplômée de Sciences Politiques (IEP Paris), Arabe Littéral (INALCO) et Philosophie (Paris X/Paris IV.) Elle travaille sur les violences faites aux femmes depuis 1997, notamment le harcèlement sexuel (statistiques qualitatives pour une ONG), les violences conjugales (mémoire universitaire) et l’industrie du sexe (traductions de recherches nord américaines). Elle a co-réalisé la campagne contre le viol « Pas de Justice Pas de Paix » après les premières affaires DSK en 2011-12. Ex coordinatrice du réseau international abolitionniste « Ressources Prostitution », elle y est actuellement traductrice de textes féministes anglophones et curatrice d’archives numériques pour sa revue en ligne.

« Bonjour et un grand merci de me recevoir aujourd’hui. Je voudrais partager avec vous une réflexion à partir du livre que j’ai co écrit avec la juriste Yael Mellul qui a pour titre Intouchables ? People, Justice et impunité  et sous titre : Polanski, Cantat, DSK, Tron, innocents, forcément innocents ?, paru en mars 2018, aux éditions Balland. Je vais vous présenter brièvement la démarche de notre travail puis mon analyse du cas du cinéaste Roman Polanski, violeur pédocriminel qui prospère en toute impunité.

Tron, Cantat, DSK, Polanski : Ces quatre affaires ont rythmé les deux dernières décennies médiatiques en France et, au-delà des hommes mis en cause, ont été l’occasion de mettre les violences faites aux femmes en avant. Le propos de notre ouvrage a été de rendre compte précisément du travail de la justice, en évoquant le fond des dossiers, mais aussi leurs contextes et leurs effets. Il s’agit de parler des violences dont il est question, en plus de rappeler au lecteur les détails juridiques des affaires, mais surtout d’analyser le discours médiatique qui les entoure et l’impact social ou politique qu’il a pu avoir. Nous n’avons pas choisi ces dossiers en fonction de considérations subjectives par rapport à ceux qui y sont mis en cause (que nous ne connaissons d’ailleurs pas personnellement) mais parce qu’ils sont l’occasion de présenter au lecteur un large éventail thématique des violences sur lesquelles nous travaillons : la pédocriminalité (dossier Polanski), les violences conjugales (les deux dossiers Cantat), le viol, l’agression sexuelle et la prostitution (les trois dossiers DSK) et enfin les violences sexuelles au travail (le dossier Tron).

Notre démarche a été strictement la même pour les 4 affaires. Nous avons présenté au lecteur un tableau le plus complet possible des violences mentionnées dans le dossier, en y rattachant toutes les dernières statistiques disponibles, mondiales, européennes et surtout françaises. Une fois le phénomène en question suffisamment explicité, nous avons effectué une présentation chronologique, la plus précise possible, du dossier judiciaire. La méthode employée est simple et systématique : pour les premières parties thématiques nous présentons au lecteur tous les chiffres officiels disponibles en ligne sur les sites des institutions ou organismes qui les produisent (tous les chiffres sont sourcés en notes). Pour le fond judiciaire des dossiers, il a été effectué un travail de description chronologique et d’analyse juridique à partir des archives publiques disponibles. Enfin, nous avons analysé les discours des médias et de la presse qui ont accompagné l’affaire, en montrant notamment l’évolution, ou l’absence d’évolution, de ceux-ci, et l’impact social ou politique qu’ils ont pu avoir, la façon dont des associations féministes ont pu intervenir ou s’emparer de la question, comment divers acteurs sociaux ont réagi, etc. Pour l’interprétation discursive des affaires nous avons étudié plus de 500 articles de presse les évoquant en suivant la méthode d’une étude similaire réalisée par la psycho-sociologue Patrizia Romito dans son ouvrage, devenu une référence, Un Silence de Mortes. Après avoir enquêté pendant des années sur les compte-rendus des crimes sexuels et violences faites aux femmes en Italie et dans le monde, Madame Romito a établi une classification à partir de son analyse des discours médiatiques et sociaux. Cette classification décrit le fonctionnement de la transcription journalistique de ces affaires et s’applique parfaitement à nos 4 dossiers.

Patrizia Romito classe en premier lieu ce qu’elle appelle les tactiques d’occultation : euphémisation (notamment dans le langage) des faits, déshumanisation de la victime, culpabilisation de la victime, inversion victime-agresseur, accusation de mensonge (ou d’exagération), psychologisation de l’affaire (réduction à des passions individuelles hors champ d’analyse sociale ou politique), naturalisation des actes (invocation de « pulsions » notamment), tactique de distinction-séparation (relativisation, enfouissement de l’acte criminel dans une masse d’autres considérations futiles). En second lieu, P. Romito présente ce qu’elle nomme des stratégies d’occultation: légitimations de la violence, négation des faits, discours pédophile sur la prétendue sexualité consentie des enfants et jeunes adolescentes, disparition de l’agresseur dans le récit journalistique et social, concentration de l’attention médiatique sur les victimes et/ou ce qu’elles auraient fait ou mal fait (dérivation de l’attention qui protège l’agresseur). Ce classement s’applique parfaitement à l’analyse de nos quatre dossiers, même si tous les éléments n’y figurent pas à chaque fois en même temps. Typiquement, il est difficile de remettre en cause la matérialité des faits dans le dossier Marie Trintignant qui a été tuée par Bertrand Cantat ni même dans celui de Samantha Geimer puisque Roman Polanski a plaidé coupable. On montre que les tactiques et les stratégies du « discours agresseur » varient et s’adaptent en fonction des violences dont il est question. Ce discours n’est d’ailleurs pas forcément conscient, il est énoncé par un certain nombre de locuteurs, puis repris, ou non, par les médias. Cependant, nous le verrons, on observe au fur et à mesure des affaires une véritable évolution du discours médiatique et une prise de conscience grandissante par certains journalistes des travers de ce discours, notamment grâce à la mobilisation et aux dénonciations d’acteurs sociaux tels que les associations ou personnalités féministes. 

Malheureusement je n’ai qu’un temps limité ici et je ne pourrai pas parler de tout aujourd’hui, à ce titre je vous renvoie à notre ouvrage. Pour résumer le propos très rapidement je dirais que l’impunité se déploie sur trois niveaux. C’est d’abord celle de tous les agresseurs en France et c’est ce que nous avons découvert dans l’analyse statistique qui a révélé ceci : l’impunité est quasi totale et la justice ne fonctionne quasiment pas. Le deuxième niveau d’impunité c’est celle d’hommes célèbres et puissants qui ont les moyens financiers d’organiser non seulement leurs défenses mais aussi la destruction des plaignantes. Ici encore faute de temps je vous renvoie à notre ouvrage et ma co autrice qui est juriste en parle beaucoup mieux que moi. C’est du troisième niveau d’impunité dont je vais parler aujourd’hui, qui est celui du différentiel artiste – politique.

En effet, en analysant a posteriori nos 4 dossiers nous avons réalisé que les plus intouchables des intouchables ce sont les artistes, contrairement aux hommes politiques qui, si ils arrivent à échapper à une condamnation judiciaire, ne peuvent pas esquiver l’opprobre sociale. L’année dernière encore nous en avons vu l’illustration : Georges Tron a certes été acquitté mais le contenu du verdict lui est très défavorable, et, selon moi, mais je me tiens à votre entière disposition pour en débattre, l’impunité a largement été entamée même sans condamnation, car pendant un mois, devant la cour d’assise de Bobigny à laquelle je me suis rendue pour le constater, le système Tron a méticuleusement été exposé et dénoncé publiquement et aux yeux de tous, de même qu’au moment du procès du Carlton concernant Dominique Strauss-Kahn, que nous analysons dans notre ouvrage. Par ailleurs un nouveau procès va se tenir contre G. Tron en 2019 car le Parquet c’est-à-dire la puissance publique a fait appel de cet acquittement. C’est tout à fait notable car c’est le ministère public qui représente les intérêts de la société française qui est symboliquement ici du côté des plaignantes. Bref on ne peut pas vraiment dire que ces hommes en soient sortis indemnes, pas plus que leurs carrières politiques. Selon moi, le cas archétypique de l’impunité et de l’intouchabilité est Roman Polanski qui a reconnu avoir drogué puis violé une jeune fille de 13 ans, qui a fui la justice, qui est accusé par d’autres plaignantes de faits similaires et qui a tourné absolument tous les films qu’il a voulu, a reçu toutes les récompenses de tous les honneurs de sa profession, il est défendu par la quasi totalité de l’establishment, pouvoirs publics compris, au point qu’il a obtenu les financements pour tourner un nouveau film en 2019 sur le capitaine Dreyfus, dont il prétend que leurs destins sont similaires.

Comment et pourquoi des pédocriminels tels que Roman Polanski ont été mondialement portés au pinacle et quasiment lavés de leurs crimes pendant près d’un demi siècle ? Au nom de quoi ? Comment fonctionne ce mode de pensée ? Sur quels mécanismes socio-culturels cette défense est-elle basée ? Je vais tenter de déconstruire les arguments avancés par les uns et les autres.

Commençons par le commencement c’est-à-dire par analyser ce que nous racontent les défenseurs de Polanski. Ces gens-là nous disent en substance qu’il n’est pas un justiciable comme les autres car c’est un auteur accompli, un grand artiste, créateur d’une œuvre extraordinaire.

On peut tout d’abord relever un lien logique suspect entre son talent (qui est indéniable) et le rapport de ce dernier avec la justice criminelle. A écouter les défenseurs de Polanski, ce talent aurait pour conséquence qu’il serait hors de question qu’il perde une journée de sa vie en prison.

Mais qui décide de cette utilité sociale extra-ordinaire ? Prenons un exemple particulièrement saillant en ce moment : en plein hiver, quand nous avons froid et que notre chaudière tombe en panne, qui peut se passer d’un bon plombier-chauffagiste ? Nous serions sûrement très fâchées que notre excellent plombier-chauffagiste aille en prison pour le viol d’une jeune fille de 13 ans précisément en plein hiver, mais la loi est ainsi faite en démocratie que même les professionnels exceptionnels et indispensables sont comme tous les autres citoyens, passibles des mêmes peines pour les mêmes crimes. Néanmoins, essayons d’aller plus loin dans cette comparaison. Les défenseurs de Polanski nous opposeraient que, en effet, il serait regrettable que notre chauffagiste ultra-compétent soit emprisonné en plein hiver au moment de la panne de notre chaudière alors qu’il fait très froid, mais que, certes difficilement, nous serions dans la possibilité de trouver un autre professionnel compétent alors que personne d’autre dans le monde ne fait des films comme Roman Polanski.

Ainsi ils marquent un point : en effet, on peut dire que la particularité de l’artiste, et d’un cinéaste doué, c’est que, contrairement au cordonnier ou au boulanger, il produit une oeuvre unique. On touche ici à des notions discutables comme discutées de théorie de l’art : dans notre société capitaliste et industrielle, l’artiste est considéré comme exceptionnel parce qu’il crée quelque chose de non reproductible et hors valeur marchande fixe, un objet en contradiction totale avec tous les autres, qui serait susceptible de lui donner un statut touchant au sacré. Il nous faut donc examiner le lien sous-jacent entre le statut de l’oeuvre d’art et celui de l’artiste.

Dans un essai passionnant1, De l’humanisation de la création divine à la divinisation de la création humaine, l’historienne de l’art Lucile Roche analyse avec brio ce thème du dieu-artiste dans la théorie esthétique moderne Occidentale. Elle écrit : « C’est alors dans son éloignement du modèle divin au profit d’un recentrement de l’artiste, soumis au seul caprice de ses vues et exigences téléologiques, focalisé sur ses propres aptitudes créatrices – l’originalité, l’imagination – que se referme l’analogie Artiste-Dieu et Dieu-Artiste. Source inépuisable d’une créativité dont il est l’unique source, l’artiste romantique relève du divin (avec lequel il partage le ex-nihilo) sans pour autant s’y soumettre. Dans son humanité, l’artiste est alors, paradoxalement, divinisé». Tout est dit : les jusqu’au-boutistes dans la défense d’auteurs tels que Polanski sont pris dans une représentation sociale surannée qui porte une vision profondément romantique de l’artiste, que l’on illustrera par cette phrase de Victor Hugo : « L’art est à l’homme ce que la nature est à Dieu. » Si ces hommes sont au niveau des dieux alors ils échappent à la justice des hommes, voilà l’impensé fondamental des défenseurs de Polanski, et autres artistes criminels, non seulement gardiens de leurs castes sociales et de ses corollaires impunités, mais surtout, selon nous, enlisés dans des conceptions de l’art dépassées, qui sont mises au service de l’impunité.

La théoricienne de l’art Carole Talon-Hugon2 dans une récente interview a éclairé ces impensés autour de l’artiste : « “Un viol commis par un anonyme et un viol commis par un artiste, c’est à la fois la même chose – parce que le crime est tout autant répréhensible – et pas la même chose. Parce qu’il fait notamment figure d’exemple, l’artiste bénéficie d’un statut particulier dans la société. En tout cas, depuis le XVIIIe siècle. À cette époque-là, “on va commencer à considérer l’art comme un domaine à part, totalement distinct, soumis à la seule règle de la beauté et indépendant de la question du bien. Ainsi, pour Diderot, “il y a une morale propre aux artistes qui peut être à rebours de la morale usuelle”. On retrouve cette idée chez Oscar Wilde (XIXe siècle) ou André Breton (XXe siècle). L’artiste devient alors une “individualité sauvage et singulière, en rupture, en opposition et totalement indépendante de la morale ordinaire. Cette image-là, construite sur plus de 200 ans, nous empêche de regarder la réalité de ces agressions en face. »

C’est ici que, selon nous, le roi apparait nu : en contradiction profonde avec nos valeurs démocratiques, les artistes sont devenus la nouvelle aristocratie au-dessus des lois. Non seulement, en consacrant les uns au détriment des autres on abdique la communauté des citoyens et l’on dit qu’il y a des valeurs supérieures à la vie humaine, mais en outre, l’on comprend désormais la thèse sous jacente des « amis de Polanski » qui est que le talent exceptionnel de cet homme devrait pouvoir se transcrire dans un statut politique dérogatoire exceptionnel. On fera remarquer avec ironie que ces gens là se réclament souvent de gauche, alors qu’ils portent la vision féodale d’une société où le talent et le statut des uns leur accorderait des droits particuliers sur les autres, et leur corps, a fortiori des personnes mineures. Position d’autant plus fragile quand on a compris que les demandes d’exceptionnalité de traitement pour le cinéaste Roman Polanski ne reposent finalement que sur des conceptions discutées comme discutables de théories de l’art. Et après tout, les amis de Polanski ont bien le droit de s’attacher à une théorie particulière que nous ne partageons pas. Ce qui est en revanche indiscutable, c’est que nous vivons dans un régime politique où les artistes, aussi doués soient-ils, sont des citoyens et des justiciables comme les autres. Nous entendons bien que les fans de Polanski ne peuvent se passer des plaisirs que son talent leur procure. Cependant, seule la justice en tant qu’institution indépendante peut dire si Roman Polanski doit passer un jour de plus en prison. Et à partir du moment où il a fui le tribunal légitime à le juger et qu’on nous demande notre assentiment et notre audience, il est de notre droit en tant que public de l’accorder ou de la refuser. Roman Polanski a strictement le droit en effet de faire ce qu’il veut, puisqu’il est libre en Europe, mais à partir du moment où il fait des films que le public est invité à aller voir, il faut accepter que ce public ou une partie refuse. Le grand impensé aussi ici c’est que le public c’est nous. C’est à nous que l’on demande d’aller voir et applaudir les films de Polanski ou autre. Or, personne n’a à suivre une quelconque injonction de se taire ou d’oublier face aux portées au pinacle d’un homme qui a reconnu avoir drogué puis violé une jeune adolescente, et qui est accusé de faits similaires par d’autres plaignantes. L’impunité de ces hommes repose en grande partie sur une conception non seulement de l’artiste démiurge, mais d’un public passif et docile dans sa réception d’une œuvre vue comme sacrée, et, comme par hasard ces qualités recouvrent les valeurs traditionnellement associées au masculin et au féminin… On voit là qu’on se trouve en plein dans une pensée religieuse et réactionnaire, paradoxalement portée par des « gens de gauche ».

Autre élément de défense que l’on entend ad nauseam : l’injonction de séparer « l’homme » et « l’artiste ». Or c’est bien parce que « l’homme » et « l’artiste » ne sont qu’une seule et même personne que l’on nous intime en permanence l’ordre de les séparer. Mais comment cela serait-il possible ? Par quel miracle ? Pour « sauver » qui ou quoi ? La création artistique est un acte complexe et hautement personnel : quand Polanski se met à réaliser, il n’y a pas un autre Polanski qui arrive pour faire des films puis s’en va pour laisser place à « l’homme », c’est profondément absurde. Cette injonction irrationnelle de séparation relève d’un angle mort de la pensée, angle mort qui repose selon nous sur un tabou social induit par une conception archaïque de la création artistique. Le présupposé ici c’est Kalos Kagathos, notre pilier de la pensée grecque selon lequel le Bien et le Beau seraient indissociablement liés, ce qui empêche en effet d’imaginer qu’on puisse être à la fois un agresseur sexuel et un grand artiste. Mais, comme nous l’avons rappelé, cela fait longtemps que l’art est devenu amoral dans nos sociétés contemporaines et la création artistique n’est aucunement antithétique d’activités perverses3. A fortiori quand l’artiste est un homme célèbre et puissant, sa fonction même de « metteur en scène » le place encore plus dans une position de pouvoir et de prédation sur des actrices qui lui devront tout4. Si on devait aller au bout de ce raisonnement qui consiste à vouloir séparer les choses, ce serait plutôt l’oeuvre qui se détacherait de l’artiste, comme le suggère la pensée structuraliste : « une fois son oeuvre achevée, l’auteur n’y est plus lié. L’oeuvre d’art existe par elle-même5» selon Roland Barthes dans La Mort de l’auteur.

Cependant, particulièrement après le tsunami de #MeToo, il est plus que temps de cesser de donner dans des confusions qui ne font que servir les agresseurs qui font profession d’artistes. Ce n’est pas parce que, depuis quelques siècles en occident, l’art se pense et s’affirme en tant que domaine distinct et indépendant, que cette autonomie autoproclamée accorde un statut politique particulier aux artistes. D’ailleurs cet esthétisme a été remis en cause par de nombreux artistes du XXème siècle tels que le dramaturge B.Brecht. Ainsi, non seulement il est plus que discutable que l’art puisse prétendre à une existence en dehors de toute sphère morale, sociale ou politique mais quand bien même, ce qui pourrait s’appliquer aux œuvres ne concerne logiquement en rien les artistes, notamment ceux qui utilisent leurs œuvres ou leur talent pour se garantir une impunité criminelle. Que le monde de l’art prétende échapper à la morale, grand bien lui fasse, mais en aucun cas les artistes ne peuvent s’en prémunir pour échapper au droit et à la justice.

Il est donc urgent de laisser la création, l’art et le talent là où ils sont, pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire autre chose qu’un système de défense des agresseurs sexuels. Autant les crimes qu’a commis un artiste n’enlèvent rien à la qualité de son oeuvre, autant cette oeuvre, au nom de son existence, ne confère aucun statut dérogatoire à l’artiste, qui, comme tout citoyen, relève du droit commun.

Nous entendons bien les cris d’orfraie de ses adorateurs : mais alors, que reste-t-il de ces films merveilleux ? Le comble selon nous est que par exemple, China Town est une oeuvre remarquable sur l’inceste et le viol… Peut-être que nous effleurons ici la plus grande injustice sociale et le plus grand privilège masculin : ces hommes, non seulement violent en toute impunité, mais ensuite, de ces viols, font des chefs-d’oeuvre, acclamés, primés et applaudis. Et, à jamais c’est le chef-d’oeuvre du violeur qui restera gravé dans l’histoire de l’art, alors que, poussière, la vie dévastée des victimes retournera à la poussière. Ceci nous amène à un point important à propos des films de ces réalisateurs notamment pédocriminels. Parmi les injonctions dont on nous accable, il y a l’interdiction corollaire de ne pas juger les films de l’homme, qu’on nous conjure de ne pas condamner (particulièrement en France comme l’a dénoncé le critique de cinéma Paul Rigouste6. Or la critique de genre, cad en terme d’analyse de rapports sociaux de sexe, s’est développée comme champ théorique universitaire autonome depuis bien longtemps, y compris en France grâce aux travaux de Geneviève Sellier, et bien entendu ce qui chagrine nos fans, qui sont dans la dévotion, c’est que l’on puisse mener une critique cinématographique impertinente des œuvres de ces hommes. Par exemple, un visionnage attentif des films de Woody Allen permet de repérer son obsession pédophile pour les très jeunes filles, de même qu’il me semble que Polanski affronte sans détour dans son œuvre des problématiques très personnelles de crimes et culpabilités, et ce, de manière quasi systématique. Par définition, le travail de la pensée et de l’analyse ne peut être limité, la critique doit adresser l’ensemble de l’oeuvre et il semble aussi invraisemblable que contre productif de limiter le champ des études cinématographiques par des interdictions sous peine de « lèse génie ». Il faut dénoncer cette double injonction sur laquelle repose la défense de ces criminels : non seulement l’institution judiciaire n’aurait pas son mot à dire sous prétexte qu’ils sont des artistes, mais leurs œuvres elles-mêmes seraient comme immunisées de toute lecture en lien avec leurs crimes, lecture qui pourtant me semble très intéressante d’un point de vue de théorie de l’art. Nous avons là l’occasion inouïe d’analyser des œuvres de criminels qui précisément n’hésitent pas à créer à partir de leur propre criminalité, donc au nom de quoi se priver de ces recherches ? On voit là qu’on doit aller frontalement à contre sens de l’opinion commune : Non seulement on ne peut pas séparer l’homme de l’artiste comme on vient de le voir, mais il est spécifiquement ici pertinent de rattacher l’artiste à ses crimes afin d’étudier son œuvre à partir de son activité criminelle, sans pour autant l’y réduire bien entendu.

Un autre point très important a été soulevé dans un article stimulant du New York Times. La journaliste Amanda Hess7 suggère qu’à tous les poncifs de préservation des artistes agresseurs et aux incantations à les distinguer de leurs oeuvres, on peut opposer la relation existant entre l’artiste et l’industrie qui le produit, ce qui semble particulièrement pertinent pour le cinéma qui est indissociablement un art et une industrie. Elle note avec raison que l’alibi artistique de la machine hollywoodienne l’a privée de toutes les infrastructures de ressources humaines présentes dans les autres grandes entreprises nord-américaines, notamment d’application des lois sur le harcèlement sexuel, et ainsi a permis à des Weinstein de prospérer en toute impunité. Elle ajoute que notre habitus de traiter les artistes comme des créateurs transcendant toute matérialité, au lieu d’agents économiques lambda, les protège des exigences de base du droit du travail, nous faisant oublier également que, comme pour n’importe quel produit industriel, les films sont aussi des biens de consommation, fabriqués dans des conditions particulières, la souffrance et l’agression sexuelle des actrices en faisant partie. Enfin, et comme d’autres l’ont fait lors de l’affaire Weinstein, au lieu de s’appesantir sur des oeuvres désormais soi disants « souillées » par leurs créateurs, on peut aussi pleurer tous les talents qui ont été détruits par ces artistes agresseurs. Les victimes de Weinstein, Louis CK ou autres n’ont ainsi jamais pu voir leur créativité s’épanouir, ni eu le loisir de créer une œuvre8. Il faudrait peut-être s’interroger sur ces manques à créer là, aussi.

Enfin, un aspect qui me semble également important et à prendre en compte dans l’analyse de ces discours de défense des cinéastes criminels, c’est le phénomène de la fascination du grand public pour ces agresseurs. Fascination dont ils jouent pour faire valoir leur défense, qui bien entendu ne peut que bénéficier de sentiments confus, qu’il faut déconstruire.

Dans La Photographie, le théoricien de l’art André Rouillé fait une analyse remarquable de ce qu’est une « star » dans nos sociétés contemporaines. Star en anglais signifie étoile, c’est-à-dire un objet qui brille même dans la nuit, à l’image de cette aura qui repose sur l’exposition médiatique, véritable machine optique d’exposition. Les stars sont des êtres à part, des êtres de lumière, qui scintillent, éclairées en réalité par la machine « people » qui selon nous fonctionne sur une ambivalence fondamentale : ces gens nous sont familiers, ils nous ressemblent mais ils sont différents, ils vivent dans une sphère sociale supérieure qui suscite crainte et respect. Ce jeu de reflets permet des identifications-évasions, des phénomènes confusants mais gratifiants, et surtout, profondément duels. Le public est saisi dans des positions contradictoires : entre l’admiration et la dévotion pour ces stars mais aussi le sentiment d’injustice que leur inspire le fait que contrairement à lui, elles échappent à un système judiciaire qui frappe plus durement les modestes et les anonymes. De plus, comme le note la philosophe Michela Marzano, les hommes et les femmes ne sont pas affectés de la même façon dans ce phénomène : dans un contexte patriarcal les hommes sont tentés de s’identifier aux accusés célèbres et puissants, quand les femmes sont piégées dans plusieurs conflits d’allégeance. Je vous renvoie ici à l’analyse que nous en avons fait à travers le cas de l’idolâtrie féminine qui entoure Bertrand Cantat. Mais plus généralement : Qui d’entre nous n’a pas grandi en riant devant les excellents films de Woody Allen ou les shows de Bill Cosby ? Qui n’a pas aimé les films extraordinaires de Roman Polanski ou les performances de Morgan Freeman désormais accusé par 8 femmes de harcèlement sexuel ? Ils nous sont familiers, ils nous rappellent de bons souvenirs, ce sont des figures d’attachement qui ont a priori plus notre sympathie que les victimes anonymes qui par leurs dénonciations viennent briser ces sentiments positifs. N’oublions pas ce que nous savons désormais de nos réflexes sociaux face à ces dénonciations. La chercheuse Judith Herman nous met en garde que «C’est très tentant de prendre le parti de l’agresseur. La seule chose qu’il demande au témoin est de ne rien faire. Il en appelle à notre désir universel de rester neutre et ne pas condamner. La victime au contraire nous demande de prendre part à sa douleur. La victime nous demande d’agir, de nous engager et de nous rappeler pour elle.»

On l’observe en chacun de nous dans ces cas précis : il existe un conflit entre le citoyen et le spectateur. Le citoyen condamne les crimes de l’artiste mais le spectateur veut continuer à jouir de l’oeuvre de l’artiste criminel. Parce que nous avons aimé ces œuvres, parce qu’elles font partie de notre vie désormais, de notre culture. Parce que l’oeuvre d’art est considérée comme unique et qu’on voue un quasi culte à son auteur, parce que les créateurs sont les nouveaux dieux de notre société sécularisée. Cette résistance autour de l’artiste tient selon nous à une imprégnation puissante d’un télescopage de conceptions de l’art des siècles derniers et de mythes néolibéraux ultra contemporains ; l’artiste incarnant dans notre mythologie capitaliste, à la fois l’individu exceptionnel, la liberté, la transgression, l’exception morale et une forme de sacré archaïque.

Je vais clore cet exposé, dans lequel j’ai tenté d’affronter à bras le corps l’argumentaire des défenseurs des cinéastes criminels, qui, selon moi, non seulement détournent certains concepts esthétiques, mais aussi, prennent l’art à la fois comme alibi et comme otage. Ma conclusion est que l’art et la création artistique ont autre chose à offrir au monde qu’un système de défense de violeurs pédocriminels. Je vous remercie infiniment pour votre écoute. »

Notes

1. Lucile Roche, « De l’humanisation de la création divine à la divinisation de la création humaine », Academia : http://www.academia.edu/6710025/Dieu_cr%C3%A9a_l_artiste_%C3 A0 _ s on_ ima g e _Le _ th%C3%A8me _du_Di eu- a r t i s t e _dans _ la_th%C3%A9orie_artistique_moderne_XVe-XVIIIe_si%C3%A8cle_

2. Marie-Adélaïde Scigacz, « Pourquoi les scandales sexuels à Hollywood bouleversent-ils notre relation aux artistes et à leurs oeuvres? », France Info, le 14/11/2017 : http://mobile.francetvinfo.fr/societe/harcelement-sexuel/pourquoi-les-scandales-sexuels-ahollywood-bouleversent-notre-relation-auxartistes- et-a-leurs-oeuvres_2461788.amp

3. Sur ce sujet voir l’excellent ouvrage sous la direction de Joyce McDougall : L’artiste et le psychanalyste, Presses Universitaires de France, 2008.

4. Dans un entretien donné au Monde le 23/10/2017, Juliette Binoche a bien analysé ces rapports de pouvoir : « La femme est facilement moquée, ridiculisée, on a besoin de la diminuer » http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/10/23/juliette-binoche-deuxou-trois-choses-que-je-sais-d-harvey-weinstein_

5. Roland Barthes, La mort de l’auteur, Mantéia, 1968

6. Paul Rigouste, « The Ghost Writer (2010) : Polanski et la critique française », Le Cinéma est Politique, le 10 janvier 2013 http://www.lecinemaestpolitique.fr/the-ghost-writer-2010-polanski-et-la-critique-francaise/

7. Amanda Hess, « How the Myth of the Artistic Genius Excuses the Abuse of Women », The New York Times, 10 novembre 2017 : https://www.nytimes.com/2017/11/10/arts/sexual-harassment-art-hollywood.html

8. Caroline Framke, « Instead of mourning great art tainted by awful men, mourn the work we lost from their victims. Some sexual abusers made great art. Countless more of their victims never got the chance. », Vox, 13 novembre 2017 : https://www.vox.com/culture/2017/11/13/16637250/sexual-harassmentabuse-art-legacy

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Cette entrée a été publiée le 15 février 2020 par dans Impunité, Patriarcat, Pédocriminalité, Polanski, Violences Masculines.